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samedi 27 août 2022

Pourquoi les prix des produits de base ont peut-être atteint un pic

« Parmi les plus saillants développements économiques au cours des deux dernières années, il y a eu les amples mouvements des prix du pétrole, des minéraux et des produits de base agricoles. Il était difficile d’ignorer la forte hausse des prix des produits de base. Le prix du pétrole Brent est passé de 20 dollars le baril en avril 2020, durant la première vague de Covid-19, à un pic de 122 dollars le baril en mars 2022, après le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Mais il n’y a pas que le pétrole. Le prix du cuivre a doublé au cours de cette période. Le prix du blé a plus que doublé. Et ainsi de suite. Les indices mondiaux des prix des produits de base ont presque triplé d’avril 2020 à mars 2022. Ces chiffres sont en dollars. La hausse des prix est plus forte lorsqu’ils sont exprimés en euros, en yens, en wons ou dans d’autres devises.

(…) Les prix de plusieurs produits de base ont chuté au cours de l’été. Le prix du pétrole a baissé d’environ 30 % entre début juin et la mi-août.

Cette chute des prix de produits de base est-elle juste temporaire ? ou est-ce le signe qu’ils ont atteint un pic et que l’on peut s’attendre à ce qu’ils continuent de baisser ?


Pourquoi les prix de différents produits de base sont si corrélés ?

Pour l’essentiel, les prix des différents produits de base sont très corrélés entre eux. Dans plusieurs cas, c’est dû à des liens microéconomiques directs. Quand le prix du pétrole augmente, les coûts des producteurs de blé augmentent, parce que l’équipement de récolte utilise du diesel, tandis que l’engrais est fait à partir de gaz naturel, ce qui pousse à la hausse les prix du blé. Mais la corrélation entre les énergies, les minéraux et les produits de base agricoles appelle une explication macroéconomique. Il y a deux raisons macroéconomiques pour penser que les prix des produits de base en général vont davantage chuter. L’une d’entre elles est évidente, l’autre moins.

Différents récits s’appliquent à différents produits de base, bien sûr, en raison de particularités microéconomiques. Le prix du gaz naturel en Europe est poussé à augmenter, comme le continent se prépare à passer l’hiver sans gaz russe. Mais le récit est susceptible d’être très différent ailleurs.

La croissance mondiale

Le facteur macroéconomique le plus évident est le niveau global de l’activité économique. Le PIB est un déterminant important de la demande de produits de base et par conséquent de leur prix réel. Chose moins évidente, le taux d’intérêt réel est un autre déterminant. A présent, la perspective pour la croissance mondiale (un ralentissement) et la perspective pour les taux d’intérêt (une hausse) suggèrent une trajectoire descendante pour les prix des produits de base.

Une forte croissance mondiale, avec notamment la croissance chinoise, peut expliquer les hausses majeures des prix des produits de base en 2004-2007, en 2010-2011 et en 2021. Inversement, les récessions abruptes peuvent expliquer le plongeon des prix des produits de base de juin 2008 à février 2009 (durant la Grande Récession) et à nouveau de janvier à avril 2020 (durant la récession pandémique). Cela laisse inexpliquée, pour le moment, la hausse des prix des produits de base durant la première moitié de l’année 2008 et le déclin en 2014-2015.

La croissance mondiale est actuellement en train de ralentir, pour des raisons bien connues. Le taux de croissance de la Chine a fortement baissé (en particulier dans le secteur manufacturier intensif en produits de base). Il est devenu négatif au deuxième trimestre, comme Shanghai et d’autres villes ont subi des confinements en soutien à une futile politique zéro-Covid. L’Europe est durement touchée par les effets de l’invasion russe de l’Ukraine. Même la croissance américaine a ralenti en 2022 par rapport à l’année dernière, beaucoup estimant qu’une récession a commencé. (Pour ma part, cependant, je suis toujours prêt à parier qu’aucune récession n’a commencé au premier semestre de l’année 2022 et que soit le PIB du premier trimestre, soit le PIB du deuxième trimestre sera révisé à la hausse d’ici fin septembre.)

Globalement, selon la plus récente actualisation des Perspectives de l’économie mondiale, la croissance mondiale devrait substantiellement ralentir, en passant de 6,1 % en 2021 à 3,2 % en 2022, puis à 2,9 % en 2023. Un ralentissement de la croissance signifie une moindre demande de produits de base et donc de moindres prix.

Les taux d’intérêt réels

En outre, comme la Fed et d’autres banques centrales resserrent leur politique monétaire, on s’attend à ce que les taux d’intérêt réels augmentent. Cela est susceptible de réduire les prix des produits de base et pas seulement parce que des taux d’intérêt réels plus élevés augmentent la probabilité qu’une récession éclate. Les taux d’intérêt ont un effet indépendamment du PIB, que ce soit en théorie ou statistiquement.

La théorie de la relation entre taux d’intérêt et prix de produits de base est établie depuis longtemps. J’aime la version de la "surréaction" de la théorie. L’intuition la plus simple derrière la relation est que le taux d’intérêt est un coût de possession de stocks. Une hausse du taux d’intérêt réduit la demande des entreprises pour détenir des stocks et par conséquent réduit les prix des produits de base.

Trois autres mécanismes opèrent en plus des stocks. Premièrement, pour une ressource épuisable, une hausse du taux d’intérêt augmente l’incitation à extraire aujourd’hui, plutôt que de laisser les ressources dans le sol pour demain. Deuxièmement, pour les produits de base qui ont été "financiarisés", une hausse du taux d’intérêt encourage les investisseurs institutionnels à se détourner de la classe d’actifs des produits de base pour se tourner vers les bons du Trésor. Troisièmement, pour un produit de base qui est échangé au niveau international, une hausse du taux d’intérêt réel peut provoquer une appréciation réelle de la devise domestique, ce qui conduit à une baisse du prix du produit de base en termes de devise domestique.

La relation entre les taux d’intérêt réels et les prix de produits de base est aussi établie statistiquement, par des analyses économétriques qui vont de simples corrélations aux régressions qui contrôlent d’autres déterminants importants, tels que le PIB et les stocks dans un modèle de "carry trade", en passant par des études d’événement à haute fréquence, qui sont bien moins sensibles aux problèmes économétriques des régressions, à savoir des questions de causalité et de propriétés des séries temporelles.

Deux épisodes illustrent l’idée selon laquelle l’effet de la politique monétaire opère indépendamment de l’effet du PIB. Ni le pic des prix des produits de base en dollars dans la première moitié de 2008, ni le déclin en 2014-2015 ne peuvent s’expliquer par des fluctuations de l’activité économique, mais ils peuvent être respectivement interprétés comme le résultat d’un assouplissement de la politique monétaire (...) et d’un resserrement de la politique monétaire (la fin de l’assouplissement quantitatif).

Les taux d’intérêt réels semblent être actuellement sur une trajectoire fortement ascendante, parce que les taux d’intérêt nominaux vont augmenter et parce que l’inflation va chuter. Cela peut signifier que les prix réels du pétrole, des minéraux et de produits agricoles vont chuter. »

Jeffrey Frankel, « Why commodity prices may have peaked », in Econbrowser (blog), 26 août 2022. Traduit par Martin Anota

dimanche 29 mai 2022

Préparez-vous aux guerres de devises inversées !

« La valeur du dollar américain a augmenté de 14 % vis-à-vis de l’euro depuis un an, lorsqu’il était de 1,21 dollars pour un euro. A 1,05 dollar pour un euro, il approche une parité de un pour un pour la première fois. Si vous pensez que les prix en dollars du pétrole et des autres produits de base sont aujourd’hui élevés, vous devriez voir ce qu’ils coûtent en euros ! Préparez-vous à des "guerres de devises inversées".

Les guerres de devises étaient habituellement caractérisées par des pays se sentant lésés par des partenaires commerciaux poursuivant délibérément des politiques pour affaiblir leur devise. On craignait que l’objectif était de gagner un avantage injuste dans les échanges internationaux. Originellement, l’expression "guerres de devises" était une description colorée de ce que les économistes internationaux ont longtemps qualifié de "dévaluations compétitives" ou, quand les taux de change flottent, de "dépréciations compétitives".

Une guerre de devises inversée est alors la situation symétrique de l’"appréciation compétitive", dans laquelle les pays qui se sentent lésés par leurs partenaires à l’échange poursuivent délibérément des politiques pour renforcer la valeur de leurs devises. L’objectif serait de faire pression à la baisse sur leurs indices des prix.

La dépréciation compétitive survient dans un contexte où les principaux objectifs macroéconomiques de chacun, en plus de la maximisation de la croissance du PIB et de l’emploi, incluent aussi la stimulation de leurs soldes commerciaux. Cela décrit généralement l’économie mondiale ces dernières décennies. L’appréciation compétitive survient dans un contexte où les principaux objectifs macroéconomiques, en plus de la maximisation de la croissance, incluent aussi la désinflation, c’est-à-dire la réduction de leurs taux d’inflation (sans nuire à la croissance, dans la mesure du possible). Ce contexte peut décrire la période qui a commencé en 2021, quand l’inflation est redevenue un problème sérieux dans la plupart des pays. Le problème de l’inflation mondiale, un retour aux années 1970, est susceptible de durer un certain temps.

Dans les deux cas, celui de la dépréciation compétitive et celui de l’appréciation compétitive, il est bien sûr impossible que chacun atteigne son but, parce qu’il est par définition impossible pour les deux de bouger leur taux de change dans le même sens. Les deux cas représentent des circonstances qui sont souvent perçues comme un manque de coopération internationale pour atteindre la stabilité des taux de change, menant parfois certains à appeler à un nouveau Bretton Woods.

En créant le FMI, l’accord de Bretton Woods en 1944 cherchait à éviter que les dévaluations compétitives des années 1930 se répètent. Amendant en 1973 cet accord initial, l’Article IV(1) iii interdit aux pays de "manipuler les taux de change… pour gagner un avantage injuste sur les autres membres".

Les Etats-Unis ont été assez rapides pour prétendre que d’autres devises sont injustement sous-évaluées. Depuis 1988, le Congrès a exigé du Trésor qu’il lui envoie des rapports semi-annuels pour savoir si les principaux partenaires à l’échange manipulent leur devise. La Chine et d’autres pays asiatiques sont les cibles les plus fréquentes, mais la Suisse a aussi été suspectée, bien que le franc suisse soit de loin la grande monnaie la plus chère au monde selon d’autres critères.

En février 2013, le Trésor américain a obtenu un accord parmi les pays du G7 pour qu’ils se retiennent de prendre des mesures pour déprécier leur devise. L’accord de 2013 est peu connu ; mais il a fonctionné, dans le sens où les membres au cours de la décennie suivante se sont retenus d’intervenir pour vendre leur propre devise sur le marché des changes étrangers.

La Chine, qui n’est pas un membre du G7, intervient. Mais depuis 2014, elle est intervenue pour contenir la dépréciation du renminbi, pas pour l’encourager.

L’expression "guerres de devises" a été forgée par les dirigeants brésiliens en 2010 lorsqu’ils se plaignirent des politiques monétaires des Etats-Unis, du Japon et d’autres pays. Il n’était pas question cette fois-ci sur la dévaluation explicite du dollar ou du yen, ni même sur une intervention sur le marché des changes étrangers pour pousser le prix de ces devises à la baisse. La Fed, la Banque du Japon et d’autres banques centrales étaient accusées d’avoir adopté des politiques monétaires excessivement accommodantes, en commençant par réduire leurs taux d’intérêt à zéro et en allant ensuite plus loin avec l’assouplissement quantitatif, ce qui avait l’intention délibérée de déprécier leurs devises, stimulant leurs exportations nettes et exportant leur chômage à leurs voisins.

De même, personne n’accuse aujourd’hui les autorités américaines d’utiliser l’intervention de changes étrangers pour renforcer le dollar. L’idée en 2022 est plutôt que la trajectoire haussière du taux d’intérêt de la Fed attire un afflux de capitaux et apprécie le dollar. Donc, une perspective alternative sur les guerres de devises inversées est que (dans l’équilibre non coopératif d’aujourd’hui), la Fed pousse les taux d’intérêt internationaux à la hausse, ce qui pèse sur la croissance mondiale.

Il y a un énorme précédent historique pour des craintes de dévaluation compétitive, à savoir les années 1930, quand les grandes puissances ont dévalué vis-à-vis de l’or et par conséquent vis-à-vis les unes des autres. Y a-t-il un précédent historique pour une appréciation compétitive ?

Il a été affirmé que le début des années 1980 constituait un tel exemple. Quand la Fed, sous la présidence de Paul Volcker, a brutalement relevé les taux d’intérêt pour combattre l’inflation, elle savait qu’elle serait aidée par une appréciation du dollar. Mais la dépréciation correspondante des devises des partenaires à l’échange a aggravé leurs taux d’inflation et les a forcés à relever également leurs taux de change. La crainte était que le monde finisse avec des taux à un niveau supérieur à celui désiré. Les accords du Plaza en 1985 pour dévaluer le dollar ont mis un terme à cette période d’appréciation compétitive.

Aujourd’hui, les victimes les plus probables d’un renforcement du dollar ne sont pas d’autres grands pays développés, mais plutôt les pays émergents et en développement. Beaucoup d’entre eux ont une importante dette libellée en dollar (exacerbée par les dépenses publiques nécessaires pour combattre la pandémie en 2020-2021). Quand le dollar s’apprécie, le coût du service de leur dette augmente en termes de leur propre devise. Cet "effet de bilan" est récessif pour l’économie. La combinaison de taux d’intérêt croissants et d’une appréciation du dollar peut déclencher des crises de la dette, comme ce fut le cas au Mexique en 1982 et en 1994.

Toutes les craintes suscitées par l’appréciation compétitive ne sont pas justifiées (tout comme toutes les craintes suscitées par la dépréciation compétitive par le passé n’ont pas été justifiées), ni ne méritent une réforme du système monétaire international. A la différence de la plupart des banques centrales, la Banque du Japon a gardé une politique monétaire très accommodante jusqu’en 2022, dans une tentative continue visant à stimuler l’inflation, qui est actuellement de 1 % par an, en-deçà de la cible de 2 %. Ses taux d’intérêt sont toujours inférieurs à zéro (- 0,1 % pour le taux directeur). C’est à un instant où les Etats-Unis augmentent leurs taux d’intérêt pour tenter de réduire leur inflation. Comme on pouvait le prédire de l’accroissement du différentiel d’intérêt entre les Etats-Unis et le Japon, le yen s’est déprécié de 14 % depuis un an vis-à-vis du dollar, en passant de 109 yens pour un dollar en mai 2021 à 126 yens pour un dollar.

Est-ce que cette variation du taux de change est un problème ? Pas vraiment, en net. Cette variation pousse à la hausse l’inflation japonaise, au même instant qu’elle pousse à la baisse l’inflation américaine. C’est ce que les deux pays veulent, étant donné leurs positions cycliques actuelles respectives. A cette aune, le flottement des devises permet à chaque pays de poursuivre la politique monétaire adapté à leur propre situation. »

Jeffrey Frankel, « Get ready for ‘reverse currency wars' », in Econbrowser (blog), 28 mai 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Guerres de devises, coordination internationale et contrôles de capitaux »

« Déséquilibres mondiaux et guerres de devises à la borne inférieure zéro »

« Les Accords du Plaza, 30 ans après »

lundi 28 février 2022

Combattre la dernière guerre de l’inflation

« Quand le responsable de la Fed William McChesney Martin fit sa fameuse tirade à propos des banques centrales, son point clé était que c’était leur tâche d’enlever le bol de punch quand la fête bat son plein, plutôt que d’attendre que les fêtards soient saouls et bruyants. Dans le sillage de l’inflation des années 1970, ce devint un acte de foi que les autorités monétaires ne doivent pas attendre qu’une forte inflation se montre pour commencer à freiner une économie en surchauffe. (…)

Durant la décennie qui suivit la crise financière mondiale de 2008, certains banquiers centraux ont dû suivre cette pratique au cours d’épisodes où la politique monétaire a été excessivement restrictive. Avec le recul, ils ont surestimé à plusieurs reprises les dangers de l’inflation. Ils "combattaient la dernière guerre".

L’année dernière, les banquiers centraux ont à nouveau "combattu la dernière guerre", cette fois-ci en sous-estimant les dangers de l’inflation, comme la reprise de l’activité économique commença à buter sur les contraintes en capacités. Le taux de chômage aux Etats-Unis a chuté à 4,0 % en décembre. A la fin de l’année 2021, l’inflation avait atteint 7 %, le niveau le plus élevé en quarante ans. Une bonne vieille courbe de Phillips pouvait prédire cela. Les avertissements de Larry Summers et Olivier Blanchard à propos de l’inflation en février 2021 se sont révélés exacts. La vue de la Fed selon laquelle l’inflation serait transitoire s’est révélée être excessivement optimiste. Elle doit à présent rattraper sa faute.

Les banques centrales ont surestimé l’inflation en 2008-2018

L’expérience de la période 2008-2018 suggérait que la politique monétaire expansionniste pouvait promouvoir la croissance économique et finalement ramener le chômage américain en-deçà des 4 %, avec peu d’effets adverses en termes d’inflation et de taux d’intérêt. Cette prise de conscience ne nécessitait pas une reconsidération fondamentale de la théorie macroéconomique, contrairement à ce qu’on lit souvent. La conclusion découlait plutôt naturellement de la proposition que l’économie à cette époque opérait sur la partie plate et inférieure de la "courbe LM" et la partie plate et inférieure de la courbe de Phillips. Considérons quatre cas de la période 2008-2018 au cours desquels le risque que l’assouplissement monétaire mène à de l’inflation était surestimé.

Premièrement, la BCE a relevé son taux directeur en juillet 2008. Elle a ensuite rapidement corrigé son erreur, le réduisant fortement entre novembre 2008 et avril 2009, après que l’ampleur de la crise financière mondiale se dévoila pleinement. Mais elle releva à nouveau ses taux d’intérêt en avril-juillet 2011. La première hausse était probablement une surréaction à la hausse des prix du pétrole et la seconde fut une expression prématurée de la victoire dans la lutte contre la crise financière mondiale. (Mario Draghi vint à la rescousse en 2011.)

Deuxièmement, la Riksbank suédoise commit les mêmes erreurs : elle releva ses taux d’intérêt en 2008 jusqu’en septembre et, plus notoirement, releva ses taux de 175 points de base en 2010-2011.

Troisièmement, encore plus clairement erronée en 2010 fut la célèbre lettre adressée au président de la Fed Ben Bernanke d’un groupe de 24 personnalités, incluant des économistes, des universitaires et des gestionnaires de hedge funds s’opposant à l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) qui était alors entrepris et avertissant que celui-ci ne stimulerait pas l’emploi mais provoquerait une chute du dollar et de l’inflation. A une époque où le chômage dépassait toujours les 9 %, il n’y avait en fait pas de raison de craindre que la relance monétaire mène à une inflation excessive. Le consensus parmi les économistes était que l’assouplissement agressif de la politique monétaire dans le sillage de la Grande Récession de 2007-2009 était pleinement justifié. (La même chose était vraie en ce qui concerne la relance budgétaire d’Obama en 2009-2010, qui aurait dû être plus importante et plus durable.)

Quatrièmement, il y a eu la période 2016-2018, qui s’est révélée être plus surprenante à la plupart des économistes. Le PIB des Etats-Unis était supérieur à ce que l’on estimait être son potentiel et le chômage chuta en-deçà des 4 %. Par le passé, cela signalait habituellement une surchauffe de l’économie. Donc, il était compréhensible que la Fed commence à relever ses taux d’intérêt en 2016 et continua à le faire jusqu’à la fin de l’année 2018, de façon à revenir à la normale. Pourtant, à la fin de la période, l’inflation ne s’est guère matérialisée, suggérant avec le recul que l’économie aurait pu rester en surchauffe davantage de temps. Apparemment, la courbe de Phillips était, sinon morte, en tout cas bien inerte.

Les banquiers centraux ont sous-estimé l’inflation en 2021-2022

Aujourd’hui, l’inflation est de retour. Il apparaît que lorsque la demande augmente plus vite que l’offre l’inflation revient, comme le suggèrent les manuels. La courbe de Phillips pentue est vivante et de nouveau sur ses pieds. Mais la Fed, ne voulant pas répéter l’erreur de 2018, sous-estima les dangers de l’inflation en 2021.

Soit dit en passant, contrairement à ce qui est souvent rapporté, l’inflation américaine n’a pas "augmenté de 7 %" l’année dernière. C’est le niveau des prix qui a augmenté de 7 %. Ou, pour le dire autrement, l’inflation a atteint le niveau de 7 %. (…)

La pandémie en mars 2020 provoqua à la fois une chute de l’offre globale et une chute de la demande globale. C’est ce qui explique la récession brutale au deuxième trimestre. La grosse relance monétaire et budgétaire aux Etats-Unis explique la subséquente reprise rapide.

Qu’est-ce qui explique l’absence l’inflation en 2020 ? (L’inflation a chuté au deuxième trimestre, en grande partie en raison du bref plongeon des prix du pétrole.) La première réponse fournie par les manuels est que le choc de demande négatif a été initialement plus puissant que le choc d’offre négatif, avant que les relances monétaire et budgétaire ne soient mises en œuvre.

Une deuxième raison possible est moins orthodoxe. Considérons l’exemple d’une panique sur le papier toilette, suivant un désastre comme la pandémie. Bien que les économistes pensent que la meilleure réponse consiste à relever les prix avant les stocks disparaissent complètement, personne d’autre ne pense cela. Les consommateurs, les distributeurs et les fabricants de papier toilette (qui sont ceux qui importent) (…) font part d’un désaccord moral. Donc, les prix restent inchangés. Plus tard, quand le sentiment d’urgence s’efface, les fabricants et les distributeurs peuvent relever leurs prix sans rencontrer le même opprobre moral, en particulier quand ils peuvent mettre en avant le fait que leurs coûts augmentant (notamment avec les perturbations des chaînes de valeur). Malgré les pénuries bien connues du début de l’année 2020, le prix du papier toilette n’a pas augmenté avant 2021.

S’il y a une part de vérité dans cette hypothèse, l’inflation de 7 % de l’année dernière peut avoir inclus un certain « rattrapage » de la part des firmes. Cela peut suggérer une certaine modération de l’inflation au cours des prochaines années, à moins que la hausse des prix du pétrole, du gaz naturel et d’autres matières premières le domine les indices des prix.

Il est temps de faire disparaître le bol de punch

En tout cas, il est temps de retirer le bol de punch. L’inflation n’est pas la seule manifestation d’une surchauffe. La croissance du PIB des Etats-Unis a été rapide et le marché du travail est sous tensions.

La Fed a presque complété la fin accélérée de l’assouplissement quantitatif. Retirer le bol de punch signifie faire plus que cela. Cela signifie relever les taux d’intérêt, bien sûr, comme la Fed s’attend à commencer à le faire en mars. Comme Jason Furman et d’autres l’ont souligné, une hausse de l’inflation anticipée appelle une hausse correspondante du taux d’intérêt nominal, même avant que la Fed ne commence à accroître le taux d’intérêt réel et à resserrer plus globalement les conditions financières.

Cela signifie aussi que la banque centrale commence à se débarrasser des actifs non conventionnels qu’elle a accumulés dans son bilan, en particulier (dans le cas des Etats-Unis) les titres adossés à des prêts hypothécaires. (La Fed a achevé des obligations d’entreprises en mars 2020, les revendant en 2021.) La Banque d’Angleterre a déjà commencé à vendre certaines des obligations qu’elle détient, notamment de la dette d’entreprises.

En dehors de circonstances exceptionnelles comme la crise financière mondiale et la pandémie de Covid-19, il est toujours un bon principe que les banques centrales doivent chercher à minimiser leurs détentions d’actifs qui influencent l’allocation sectorielle du crédit. Le raisonnement est que, lorsque la société veut la stimulation d’un secteur en particulier, elle doit le promouvoir directement via le gouvernement, qui a une responsabilité démocratique.

Une autre mesure opportune serait de revenir à une réglementation financière plus agressive. Dans certains pays, cela commence par relever les exigences en réserves auxquelles sont soumises les banques.

Entretemps, la BCE peut toujours combattre la dernière guerre. A la différence de la Fed et de la Banque d’Angleterre, elle n’a toujours pas commencé à inverser son assouplissement quantitatif, ni à relever ses taux d’intérêt, qui sont toujours négatifs de 50 points de base. Elle peut chercher à éviter les erreurs commises en 2008-2011, quand elle échoua à soutenir la reprise dans le sillage de la crise financière mondiale. (En outre, l’Europe n’a pas une demande, une croissance et une inflation aussi fortes que les Etats-Unis.)

Le syndrome du "combat de la dernière guerre" découle de la nature humaine. Les événements des dernières années, comme la période 2008-2018, sont plus saillants dans les perceptions que l’histoire de long terme. Donner une attention exclusive aux développements du récent passé peut se justifier en pointant la rapidité avec laquelle la technologie et la société changent. Mais l’histoire de long terme contient des enseignements tirés d’une variété de circonstances plus large. »

Jeffrey Frankel, « Fighting the last inflation war », in Econbrowser (blog), 27 février 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Faut-il s'attendre à un dérapage de l’inflation ? »

« L’économie mondiale aux prises avec les goulots d’étranglement »

samedi 4 décembre 2021

L’inflation est de retour, mais non les années 1970

« Est-ce que les Etats-Unis et d’autres pays développés font face à la stagflation ? La stagflation est la combinaison malheureuse d'une forte inflation avec une faible croissance de la production et de l’emploi qui fut observée au milieu des années 1970. Sommes-nous revenus cinquante ans plus tôt ?

Non, du moins pas en ce qui concerne les Etats-Unis. Ce que l’économie américaine connaît actuellement est simplement une inflation (modérée) sans stagnation. C’est davantage la situation des années 1960 que celle des années 1970.

Il est vrai que le taux d’inflation global de l’indice des prix à la consommation a atteint aux Etats-Unis 6,2 % en rythme annualisé en octobre, le niveau le plus élevé depuis 1991. Certains prévoient toujours un retour rapide à 2 %, la cible de la Fed à long terme. L’inflation a aussi atteint son niveau le plus élevé en dix ans au Royaume-Uni (4,2 %) et dans l’Union européenne (4,4 %), bien qu’elle reste faible au Japon. L’inflation sur douze mois dans la zone euro est de 4,1 %, la plus élevée depuis le pic de juillet 2008. (Toutes ces régions ont des taux d’inflation plus faibles, mais toujours élevés, si l’on utilise la mesure de l’inflation sous-jacente, qui exclut les prix des produits alimentaires et énergétiques. L’inflation sous-jacente est de 4,6 % aux Etats-Unis.)

Mais la reprise de l’économie américaine suite à la récession pandémique de 2020 a été robuste, à en juger par le PIB et les indicateurs relatifs au marché du travail. Ce n’est pas la stagflation des années 1970.

1. Pourquoi l’inflation a-t-elle augmenté en 2021 ?

L’inflation est la conséquence naturelle d’une hausse de la demande plus rapide que celle de l’offre.

La hausse de la demande de biens (qui a été retardée lorsque la pandémie a amené les gens à rester chez eux), couplée à une offre de biens contrainte, s’est traduite par une inflation des prix. Les contraintes du côté de l’offre incluent la congestion des ports, les pénuries de semi-conducteurs et d’autres perturbations des chaînes de valeur, en particulier pour les biens durables. En parallèle, une demande de travail en expansion fait face à une offre de travail contrainte par les effets persistants de la pandémie (en particulier pour les services), ce qui s’est traduit par une accélération de l’inflation salariale, en particulier en bas de la distribution des salaires.

Le PIB des Etats-Unis a déjà dépassé ses niveaux pré-pandémiques. A l’inverse, le PIB dans plusieurs autres pays, notamment un Royaume-Uni pénalisé par le Brexit, n’a pas rejoint son pic d’avant-crise.

Le PIB réel des Etats-Unis n’a toutefois toujours pas rejoint sa trajectoire tendancielle d’avant-crise. Les analyses empiriques suggèrent cependant que cette perte en production ne s’explique pas par une demande inadéquate, mais plutôt par les contraintes du côté de l’offre. Elles sont probablement temporaires.

Le chômage américain a fortement baissé. Il est passé de 14,8 % en avril 2020 à 4,6 % en octobre 2021, une situation que l’on peut considérer au regard de l’essentiel du dernier demi-siècle comme proche du plein emploi. A l’inverse, le chômage avait atteint les 9,0 % en mai 1975 (et atteindrait 10,8 % en novembre 1982). En outre, d’autres indicateurs actuels suggèrent un marché du travail plus tendu que ne le suggère le taux de chômage : le ratio nombre de postes vacants sur nombre de chômeurs a atteint un niveau record (…). La croissance des salaires est aussi à la hausse. (…). Seul le taux d’activité reste substantiellement déprimé. Une partie de son déclin est due aux départs à la retraite. L’essentiel est dû au Covid-19, toujours un facteur important.

Qu’est-ce qui suggère que le problème n’est pas la demande globale (pour laquelle les politiques monétaire et budgétaire peuvent faire quelque chose), mais plutôt l’offre globale (pour laquelle elles ne peuvent rien faire) ? D’un côté, le PIB nominal a atteint sa tendance pré-pandémique de long terme, ce qui suggère que l’offre est maintenant la contrainte sur la croissance réelle et que la demande est à peu près bonne. De l’autre, les mesures directes de la demande domestique, comme les dépenses personnelles réelles ou les ventes au détail, ont aussi atteint leurs tendances pré-pandémiques de long terme.

Quand la demande excède l’offre, les conséquences incluent un déficit commercial et de l’inflation. C’est de la macroéconomie de base. L’économie américaine connaît actuellement les deux.

Même s’ils n’en ont pas l’air, il s’agit d’une certaine façon d’un moindre mal (en prenant la pandémie comme donnée). Il vaut clairement mieux avoir une demande et une offre qui rebondissent toutes les deux, même si la demande rebondit plus vite que l’offre, que de n’avoir aucun rebond, avec une activité économique et un emploi déprimés comme en 2020, quand la pandémie avait provoqué une récession brutale en contractant à la fois l’offre et la demande. Les Etats-Unis sont dans un meilleur état que nous ne l’attendions il y a un an et que celui dans lequel se trouvent d’autres pays.

La politique monétaire ne peut rien faire pour les contraintes de capacités. Néanmoins, il n’est pas aberrant de penser qu’elles vont disparaître au cours de l’année qui arrivent, à mesure que les ports se débloquent, que les chaînes de valeur de reforment, que les travailleurs exigeants se retrouvent aux emplois qu’ils désirent vraiment et que l’offre réponde aux prix plus élevés en particulier dans les secteurs où l’excès de demande est aigu. Par conséquent, l’activité économique pourrait rapidement rattraper sa tendance pré-pandémique.

2. Les responsables de la politique économique ne vont pas répéter les erreurs des années 1970

L’époque actuelle ressemble moins aux années 1970 qu’à la fin des années 1960, lorsque l’économie américaine connaissait à la fois une croissance rapide et des marchés du travail sous tensions. L’inflation des prix à la consommation avait atteint un modeste 5,5 % en 1969. Mais beaucoup craignent aujourd’hui que l’inflation modérée finisse par conduire à un relèvement des anticipations d’inflation, par déclencher une spirale prix-salaires et en définitive par aboutir à une forte inflation comme durant les années 1970. Mais il est peu probable que les responsables de la politique économique répètent les erreurs commises à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ces erreurs commencèrent avec les hausses des dépenses publiques liées à la guerre du Vietnam sans recettes fiscales pour les financer.

Les erreurs se sont multipliées au début des années 1970. En 1971, le président de la Fed, Arthur Burns, et le président Richard Nixon répondirent à l’accélération de l’inflation avec une combinaison de relance monétaire (pour sécuriser la réélection du président) et des contrôles des prix et salaires condamnés à l’échec (pour artificiellement supprimer l’inflation à court terme). Une économie en surchauffe libéra la pression de la bouilloire quelques années plus tard et l’inflation dépassa les 12 %. Incidemment, l’année 1971 fut la première d’une série d’épisodes au cours desquels les présidents républicains ont fait pression sur la Fed pour assouplir la politique monétaire. Au cours des cinquante dernières années, les présidents démocrates se sont abstenus de le faire.

Il est vrai que la Fed a été excessivement optimiste dans ses prévisions d’inflation cette année. La Fed (comme beaucoup d’autres) s’attendait à ce que la hausse de l’inflation soit plus faible et plus courte. (Il faut faire un effort pour se rappeler que, jusqu’à récemment, "être optimiste" à propos de l’inflation signifiait s’attendre à une inflation plus élevée et non pas plus faible.) Larry Summers et Olivier Blanchard ont eu raison en février dernier en prédisant correctement qu’une croissance plus rapide mènerait à l’inflation.

(…) Certes, la banque centrale ne s’attendait pas à commencer à resserrer sa politique monétaire dès novembre 2021. Mais elle a répondu de façon appropriée aux données (sur l’inflation, aussi bien que sur la vigueur de l’économie) en ajustant le calendrier de son action.

L’erreur de la Fed dans la prévision de ses propres mesures de politique monétaire ne semble pas avoir été nocive. On aurait pu craindre que les marchés obligataires connaissent un krach le 3 novembre lors des annonces de resserrement monétaire. Mais les marchés n’ont guère réagi, ce qui indique que la Fed a réussi à communiquer ses intentions, à l’inverse de 1994 et de 2013, quand les marchés échouèrent à anticiper le début des cycles de resserrement monétaire.

Si la Fed, avec un Jay Powell reconduit à sa présidence, commence à relever les taux d’intérêt de court terme au milieu de l’année 2022 ou même légèrement plus tôt, cela ne surprendra pas les marchés. (Notez que le boulot de la Fed est d’entretenir la satisfaction des boursicoteurs.) (...) »

Jeffrey Frankel, « Inflation is back, but the 1970s aren’t », in Econbrowser (blog), 28 novembre 2021. Traduit par Martin Anota



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samedi 27 mars 2021

Biden ne commet pas l’erreur de ne pas assez stimuler l’économie américaine

« Cela fait un an que les Etats-Unis et l’économie mondiale ont basculé dans la récession. En raison de ses origines dans une pandémie soudaine, il a été possible de discerner de façon fiable l’avancée de la récession avant qu’elle ne se reflète dans un quelconque indicateur économique standard, ce qui est rare. (J’espère que cela ne choque personne d’apprendre que les économistes ne peuvent normalement pas prédire les récessions.)

A la fin du deuxième trimestre 2020, le PIB des Etats-Unis avait chuté de 11 %. Ce plongeon record a fait passer la production américaine d’un niveau estimé à 1 % au-dessus de son potentiel à la fin de l’année 2019 à un niveau 10 % inférieur au potentiel au milieu de l’année 2020. La production potentielle est le niveau du PIB qui est produit quand le chômage est à son taux naturel, le stock de capital opère à pleine capacité, les bâtiments ont leurs taux d’occupation normaux, etc.

Une surchauffe ?


Récemment, la situation a radicalement changé. A présent, les conjecturistes prévoient que la croissance américaine sera si rapide en 2021 que le PIB atteindra son niveau d’avant-crise très bientôt et que d’ici 2020 il sera probablement au-dessus de son potentiel. (On s’attend aussi à ce que l’économie mondiale connaisse une reprise, mais pas aussi rapide.) Certains économistes signalent désormais un risque de surchauffe pour l’économie américaine. Cette situation est, là aussi, inhabituelle : il est assez rare pour l’économie d’être à 5 % au-dessus de son potentiel, comme elle le fut en 1966 ; il est quasiment sans précédent pour un tel renversement rapide d’être prévisible. Seule la situation américaine pendant la Seconde Guerre mondiale constitue une possible exception.

Ce n’est pas simplement la victoire tant espérée de la vaccination sur le virus qui tire ces prévisions économiques vers l’optimisme. (…) La demande américaine de biens et services est susceptible d’augmenter très rapidement pour diverses raisons. La première est la demande de rattrapage. Les ménages américains ont épargné une bonne partie (estimée à environ 1.500 milliards de dollars) des revenus de transfert que le Congrès a adoptés il y a un an et l’on s’attend à ce qu’ils en dépenseront une partie dès qu’ils le pourront. Deuxièmement, il y a le fort assouplissement monétaire que la Réserve fédérale a mis en place il y a un an, notamment en ramenant les taux d’intérêt de court terme à zéro. Son président, Jay Powell, a régulièrement plaidé pour les y laisser pendant plusieurs années. Le troisième facteur susceptible de fortement stimuler la demande est le plan de relance récemment adopté. Le plan de sauvetage de 1.900 milliards de dollars du Président Joe Biden a été adopté plus tôt au cours de ce mois de mars par un Congrès démocrate. Il se rajoute aux 900 milliards de dépenses adoptés en décembre, ultime mesure de l’administration Trump, bien que Trump ait à un moment menacé d’apporter son veto contre ce projet si les transferts directs n’atteignaient pas les 2.000 dollars par personne. Un quatrième facteur susceptible de stimuler la demande est le projet de dépenses d’investissement dans les infrastructures. Biden dit qu’il financera en partie ce programme en accroissant les impôts sur les sociétés et les riches. Mais accroître les impôts est bien plus difficile, politiquement, que d’accroître les dépenses.

Il n’est pas étonnant que les responsables de la Fed aient indiqué le 17 mars avoir fortement relevé leurs prévisions de croissance pour 2021, à 6,5 %. L’OCDE en fit de même ce mois-ci.

La multiplication des multiplicateurs


(…) Prenons l’expansion budgétaire américaine de 1.900 milliards de dollars en 2021.

La théorie du multiplicateur keynésien est de nouveau à la mode, suffisamment pour que l’on ose évoquer son nom. Le multiplicateur est supposé être de 1,5 dans les conditions actuelles, à savoir quand les taux d’intérêt sont proches de zéro et l’inflation faible. (L’indice des prix à la consommation a présenté une hausse modérée de 1,7 % sur la période allant de février 2020 à février 2021.)

Quand les dépenses publiques prennent la forme de revenus de transport plutôt que d’achats directs de biens et services, seule une partie de la hausse du revenu disponible dont bénéficient les ménages est consacrée à la consommation et stimule la demande. Ils ont l’habitude d’en épargner une partie, comme ils l’ont fait en 2020 quand une bonne partie des transferts profitèrent aux ménages aisés, qui tendent à épargner plus que les pauvres.

Donc, supposons plutôt que le multiplicateur soit de 1. Multiplions-le avec les 9 % du PIB de la relance budgétaire et nous obtenons une hausse de 9 % du PIB. A la fin de l’année 2020, l’économie américaine était estimée être à un niveau 3 % inférieur à son potentiel. Donc une stimulation de 9 % du PIB l’amènerait à 6 % au-dessus de son potentiel. Même si le multiplicateur était de seulement 0,5, cela amènera tout de même l’économie américaine au-dessus de son potentiel.

La sous-estimation de la production potentielle versus l'aplatissement de la courbe de Phillips


Certains économistes, notamment l’ancien secrétaire du Trésor Larry Summers, même s’ils soutiennent l’idée de base du programme d’aide de Biden, ont sur la base de tels calculs signalé que l’économie américaine est susceptible d’être en surchauffe l’année prochaine et que cela se traduira par une forte inflation. Les marchés financiers ont aussi réagi : le taux d’intérêt sur les obligations du Trésor a atteint 1,7 % alors qu’il était de 0,9 % en janvier.

Un contre-argument est que nous ne savons pas avec précision quel est le niveau de la production potentielle. Peut-être qu’il est plus élevé que ne le suggèrent les estimations. Certains ont remis en cause, avec le recul, l’idée que l’économie américaine ait vraiment opéré au-dessus de son potentiel en 2018-2019, même si le taux de chômage avait chuté sous les 3,5 %, ce qui est inférieur aux estimations conventionnelles du taux de chômage naturel. Pour preuve, l’inflation n’a que peu accéléré, atteignant seulement 2,3 % en 2019 en termes d’indices des prix à la consommation.

A mes yeux, la meilleure explication pour la faible magnitude de la hausse de l’inflation dans la période qui précède la pandémie tient moins à la sous-estimation du niveau de la production potentielle qu’à ce que les économistes appellent une courbe de Phillips plate. En l’occurrence, une variation de l’emploi et de la production n’a que de faibles effets sur l’inflation des salaries et des prix.

Les preuves de l'aplatissement d'une telle relation ? Avant qu’il y ait l’énigme de l’inflation manquante en 2018-2019, il y a eu l’énigme de la désinflation manquante des années 2010-2015, dans le sillage de la Grande Récession, quand le chômage était encore proche de son pic à 10 %. Une courbe de Phillips relativement plate expliquerait le comportement de l’inflation au cours des deux périodes.

Conséquences ? Oui, la production américaine est susceptible d’être au-dessus de son potentiel l’année prochaine, mais, non, l’inflation n’est pas susceptible de s’accroître excessivement. En ce qui nous concerne, une certaine hausse de l’inflation activement désirée par la Fed, comme part intégrante de la reprise. Les responsables de la Fed prévoient que le taux de chômage chute à 3,5 % d’ici la fin de l’année 2023. Le vice-président de la Fed Richard Clarida a dit le 25 mars que la hausse correspondante de l’inflation est cohérente avec l’adoption du nouveau cadre de politique monétaire, le ciblage de l’inflation moyenne, que la Fed a adopté en août 2020. Même Olivier Blanchard, qui estime que l’impulsion budgétaire poussera l’inflation à 1,5 % estime également que la hausse résultante de l’inflation sera juste de 0,5 point de pourcentage à court terme. (Il s’inquiète davantage pour le long terme si l’expansion se poursuit.)

D’autres risques ?


Certes, il y a d’autres risques possibles associés à une relance, outre l’inflation. (i) La dette publique des Etats-Unis est maintenant à son plus haut niveau, relativement à l’économie, depuis 1945 : le ratio dette publique sur PIB va atteindre bien plus que 100 % d’ici la fin de l’année 2021, selon le CBO. Elle semble soutenable, à condition que les taux d’intérêts restent très faibles. Mais les taux d’intérêt s’accroîtront tôt ou tard. En définitive, bien que la dynamique de la dette contraint les dépenses partout, les Etats-Unis ont un avantage relativement aux autres pays, le privilège exorbitant du dollar. (ii) Imaginons que la Fed parvienne à maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau. Plusieurs observateurs s’inquiètent à l’idée que l’expansion financée par création monétaire alimente les bulles d’actifs et les inégalités de richesses. (iii) Le déficit commercial est promis à s’accroître, comme certains produits sont importés. En vérité, cela ne sera pas si mauvais pour l’économie : le déficit commercial sera une valve de sécurité contenant la surchauffe. Mais, politiquement, il exacerbera le protectionnisme. (iv) Si "le ciel est la limite" sur les dépenses, une partie de la monnaie pourrait être gâchée. Malheureusement, Biden connaît les possibles écueils. Il a ciblé l’essentiel des dépenses sur des besoins prioritaires et la réduction de la pauvreté infantile et il a pris des mesures crédibles pour renforcer la responsabilité.

L’erreur de 2009


L’administration Biden cherche clairement à s’assurer que le pays ne "répète pas l’erreur de 2009", quand la relance de 800 milliards de dollars d’Obama (bien qu’énorme au regard des normes historiques) se révéla trop faible et trop courte pour être bien efficace. Certes la Grande Récession finit presqu’aussitôt que la loi fut adoptée, mais la reprise subséquente fut trop lente.

Il n’est pas certain que la taille limitée de l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009 ait réellement été une erreur de l’administration Obama (à moins que l’erreur d’Obama ait été sa recherche d’un consensus bipartisan). Ses responsables affirmeraient qu’ils ont fourni la plus forte relance via le Congrès qu’il était politiquement possible d’obtenir, étant donnée l’opposition du parti républicain.

Il peut être abusif de dire que la population a commis une erreur. Mais les électeurs ont fait porter la responsabilité de la faiblesse de la reprise de 2009-2010 au parti qui détenait la Maison Blanche. Lors des élections de mi-mandat de novembre 2010, ils redonnèrent au parti républicain la charge de la Maison des Représentants, où il fut en position de bloquer toute mesure supplémentaire pour stimuler l’économie.

Le pays a effectivement commis une erreur en 2009-2010 en réduisant l’ampleur et la durée de la relance budgétaire. Qu’importe l’identité du responsable, il est justifié que Biden veille à ce qu’elle ne se reproduise pas en 2021-2022. »

Jeffrey Frankel, « Biden avoids mistake of insufficient fiscal stimulus », in Econbrowser, 27 mars 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

« La courbe de Phillips est-elle bien morte ? (édition américaine) »

« Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain »

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